UN APRèS-MIDI, ESSAI

Publié le par EmmaBovary

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(-Les Essais- Une page de l'exemplaire de Bordeaux, dite "édition municipale" )

 



    J’avais découvert la tour aux pierres blondes dans la lumière crue de l’après-midi, tout au bout de l’allée bordée d’arbres. Je m’extirpais avec plaisir du four qu’était devenue ma voiture… Dehors, des touristes hagards se promenaient dans le jardin accablé de soleil. Plus loin, la silhouette du château vibrait en ondulant dans les brumes de chaleur.

   Le cœur battant, je passai la porte qui menait à la cour pour découvrir la partie principale du bâtiment. Je m’arrêtai, interloquée. J’avais oublié qu’il avait été remanié suite à un incendie en 1885, dans un style plus gothique que renaissance. Moi qui pensais être saisie dès mon arrivée par sa présence, rien ne se révélait à moi.

   J’avançai de quelques pas afin de contempler la tour à laquelle je tournais le dos. Heureusement, elle et sa jumelle avaient été épargnées par le feu. Elles se tenaient à bonne distance l’une de l’autre, séparée par une coursive ouverte au froid mordant de l’hiver et à la chaleur oppressante de l’été. Une anecdote contée par un professeur de lycée me revint en mémoire. J’imaginais Michel de, seigneur de l’endroit, pris du désir fou de rendre visite à sa femme, courant sous la pluie jusqu’à l’autre tour, pour que lui soit finalement refusée la permission d’accéder au lieu de sa convoitise.

 

    Je pénétrai dans la tour de Monsieur pour commencer la visite. La fraîcheur du lieu, abrité par des murs épais, me donna des frissons. Négligeant la chapelle, je montai quelques marches afin d’accéder au premier étage et à la chambre, avec l’impression un peu idiote d’entrer en un lieu sacré. Mon sentiment fut renforcé par la décoration, réduite à son plus simple appareil : un grand lit à baldaquin qui tranchait avec la couleur crème et austère des murs. Cela ne correspondait pas au bonhomme, bon-vivant et philosophe.

   De toute façon, je n’avais qu’une idée en tête, m’élever un étage plus haut, pour découvrir la librairie ouverte aux quatre points cardinaux, regorgeant de livres sur « cinq degrés ». Je m’arrêtai avant d’entrer, saisie par l’émotion… La pièce était quasiment vide là-aussi. Autour de la grande cheminée, sa chaise, son bureau, quelques objets du quotidien, des tableaux… Et un livre. Un seul, posé sur un pupitre. « Interdiction de toucher ». Et pas de bibliothèque au mur… Pour moi, le coup était rude.

   J’avais rêvé de cette rencontre avec Montaigne durant des années. Car, bien que n’ayant pas ouvert les Essais depuis longtemps, je gardais de lui une façon de comprendre et d’appréhender la vie. J’avais imaginé maintes fois cette pièce ronde, envahie de livres, cette cellule où il aimait se recueillir.

   Déçue, je m’apprêtais à redescendre au milieu de mes semblables, quand une idée me traversa l’esprit. Mon regard s’éleva vers le ciel… Elles étaient là. Discrètes et uniques. Les citations que Montaigne avaient fait graver des siècles plus tôt sur les poutres noires du plafond. Comme des traces vivantes et presque indélébiles de son passage ici.

   Ce fut alors que cette vérité s’imposa à moi : malgré l’importance du temps qui nous séparait, Michel Eyquem de Montaigne, ce penseur moderne et clairvoyant, m’avait aidée à traverser plusieurs périodes de ma vie. Et je sentis que cette connivence se poursuivrait au long des années, encore et malgré nous.

   Parce que c’était lui. Parce que j’étais moi…



 

Publié dans Mes mots

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